jeudi 11 juin 2015

Le chagrin et le bonheur de Jacques Bleumuseau


"Les chagrins et le bonheur de Jacques Bleumuseau", 2015

Un loup de ville réalise peu à peu qu'il n'y a pas sa place. Les habitants l'évite, se moquent de lui ou le chassent carrément. Il tente à tout prix de se réintégrer pour prouver qu'il est l'un de leurs. Va-t-il y parvenir ou ses tentatives sont vouées à l'échec?...

Existe en français et en russe.

Il était une fois un loup qui habitait en ville. Un loup au prénom de Jacques. Un loup au museau bleu. Il faut dire que dans cette ville on n’aimait pas tellement les loups, et encore moins les loups aussi bizarres. Bref, sa vie n’était pas simple.

Pas étonnant que sa maison se situait à la limite de l’agglomération, près de la forêt. Durant la journée il n’osait pas mettre ses pieds dehors afin de ne pas risquer sa peau. C’est la nuit qu’il prenait son parapluie, boutonnait tous les boutons de son duffle-coat et sortait faire une promenade.

Il aimait marcher en écoutant les sons des gouttes de pluie solitaires qui tombaient des toits. Dans le noir certaines fenêtres laissaient échapper une douce lumière des téléviseurs. Ca lui faisait du bien. Très urbain dans sa tête, il se demandait souvent devant une tasse du chocolat chaud, comment se faisait-il qu'il avait été né un loup. Pire encore, un loup au museau bleu.

Une nuit, comme d’habitude, Jacques Bleumuseau se promenait dans les rues silencieuses. Puis, il vit un lampadaire orange dont la lueur avait rassemblé autour de lui tout un nuage de papillons. Jacques s’arrêta pour le contempler. Ensuite, son attention fut attirée par un dessin du cœur transpercé par une flèche, griffonné sur le mur d’un immeuble. Même les enfants savent que des cœurs comme ça représentent les amoureux. Mais, puisque les loups ne connaissent pas grande chose dans les symboles humains, Jacques regarda tout simplement en direction de la flèche.

Elle pointait vers le haut et légèrement à droite.

En haut et légèrement à droite il y avait un arbre. Ou, plutôt, le sommet d'un arbre. Quelque chose y vacillait, attaché à une branche.

Jacques Bleumuseau accrocha son parapluie sur la branche la plus proche, frotta ses mains et entama l’escalade.

« J’aurais préféré être un chat, - pensait Jacques en grimpant, - comme ça, les gens m’auraient câliné au lieu de me détester, et puis j’aurais eu moins de mal à escalader les arbres ! »

Quand il atteignit finalement le sommet il vit que l’objet mystérieux était une bourse toute remplie de poudre scintillante que Jacques trouva en l’ouvrant. Une notice sur une vieille feuille de papier l’accompagnait:

«GLACES DU BONHEUR. AJOUTER. 3 C. A CAFE POUR 1 CASSEROLE DE LAIT. PRENDRE AVEC PRECAUTION. ACTION PERMANENTE ».

Jacques referma soigneusement la bourse, mit la notice dans sa poche, puis il descendit de l'arbre et rentra chez lui.

Le lendemain, au réveil, il se mit à réfléchir à ce que cette drôle de notice pouvait signifier. Mais comme les loups préfèrent l'action à la philosophie, Jacques passa aussitôt à la préparation d’une crème glacée. Heureusement, très jeune il avait appris à faire ça de sa maman.

Il prit une grosse casserole, la plus grosse qu’il trouva dans sa cuisine. Il y versa tout le lait qu’il y avait dans son frigo. Puis il ajouta trois cuillères à café de poudre mystérieuse, comme c’était indiqué dans la notice. Ensuite il continua la préparation en suivant à la lettre la recette de sa maman, et bientôt la crème glacée était prête.

« Maintenant, je vais aller vendre mes glaces dans la ville, - se dit-il, - et si la notice dit vrai, alors les gens qui en mangeront vont devenir heureux. Ils n’auront plus peur de moi et arrêteront de me chasser de partout. Ainsi je pourrais  me balader en ville quand je voudrais ! »

Et Jacques Bleumuseau mit le tablier blanc de sa mère, une toque d'un chef, posa sa casserole de crème glacée sur une charrette, y accrocha des ballons de toutes les couleurs, ainsi qu’une affiche qui disait : « Glaces du bonheur ».  Tout content, il se dirigea dans la ville.

Au début, les gens le rencontrèrent avec hostilité. Ils ne voulaient pas lui acheter ses glaces, certains d’entre eux crachèrent dans sa direction et lui crièrent des mots méchants. Il faut dire que la plupart des gens de cette ville furent  vraiment malheureux. Ils possédaient tout pour être heureux, mais ils ne s’en rendaient pas compte. Et aussi ils détestaient les étrangers. Ceux qui ne leur ressemblaient pas.

Dommage ! Ils ignoraient, par exemple, que Jacques Bleumuseau fut bien élevé et très ordonné. A table, il mangeait toujours avec des couverts et une serviette, s’exprimait poliment et pliait soigneusement son pyjama chaque matin. Il connaissait également qui et quand avait fondé la ville (ce que la moitié de citoyens ignoraient !), ainsi que parlait couramment trois langues. La langue des gens, la langue des loups et encore une autre langue dont personne n’avais jamais entendu parler.
Donc, personne ne s’approchait de Jacques pour lui acheter ses glaces.

Jusqu’à ce qu’un petit garçon, attiré par les ballons de toutes les couleurs, ne piqua une crise de colère. Il annonça à sa mère qu’il voulait absolument goûter aux glaces du bonheur, faute de quoi il menaçait d’entreprendre une grève de faim. Sa mère, une dame au visage aigri et aux boucles d’oreilles rouges, fut obligée de capituler. Elle tendit une pièce de monnaie à Jacques Bleumuseau et, les dents serrées, demanda:

– Une boule, monsieur loup… s'il vous plaît.

A peine le garçon lécha sa glace qu’il se transforma d’une canaille tyrannique en un gamin tout à fait heureux. En sautillant à cloche-pied, il accourut à sa mère, la remercia et l’embrassa sur la joue.

– Maman, je suis heureux! Tu es si belle! Je n’ai plus besoin d'autre chose, tu peux même ne plus m’acheter le vélo que je t’extorquais pendant un an!

– Passe-moi ça ! s’exclama la dame aux boucles d'oreilles rouges, arrachant la glace des mains de son fils. Mais celui-ci fut si heureux qu’il ne protesta même pas. Il courut à la place pour jouer auprès de la fontaine.

La dame croqua immédiatement dans la glace, et à peine elle finit de mâcher que son visage rosit et un sourire éclaira ses lèvres.

En la regardant, les citadins se précipitèrent pour acheter les glaces de Jacques. En quelques minutes toute la crème glacée fut vendue. La place se remplit de gens heureux. Certains causaient gaiement à propos du beau temps, d’autres contemplaient les enfants jouant près de la fontaine, d'autres encore se mirent à danser sur-le-champ, au beau milieu de la place.

Comme l’avait espéré Jacques Bleumuseau, les habitants de la ville changèrent leur attitude envers lui. Tous ceux qui avaient goûté à la crème glacée de Jacques, le remerciaient ; certains même le tapotèrent sur l'épaule.

Le lendemain Jacques retourna en ville pour vendre les glaces du bonheur à tous ceux qui ne devinrent pas heureux la veille. Et le lendemain aussi.

Lorsque tous les habitants de la ville trouvèrent leur bonheur, Jacques Bleumuseau prit pour habitude de faire ses promenades au centre ville tous les après-midi. Personne ne le fuyait désormais, parfois on lui adressait même la parole.

– Comment vous portez-vous, monsieur loup? Eh bien, venez nous rendre visite, à l'occasion! disait un, sans laisser d'adresse, pourtant.

Un autre remarqua avec enthousiasme:

– J’y suis allé plusieurs fois, dans les bois. Un endroit merveilleux. Merveilleux ! Evidemment, on ne peut pas le comparer à la ville, hihi ! Mais après tout, c’est normal ! C’est ici, la civilisation…

Une fois Jacques surprit une conversation dans un café, à la table voisine :

– Oh, ces loups… Nous sommes tellement bons avec eux, bien qu’il s’agisse, au fond, d’un public assez sauvage, rustre…

– Allons, allons… Certains d'entre eux sont assez décents… Les originaux, vous savez !

– Bien sûr, bien sûr… Et puis, nous sommes tellement gentils et heureux. Ce n’est pas grave… Qu'ils vivent dans notre ville ! Cependant, comme qui dirait, il n’y a pas besoin de les inviter à la maison. On ne sait jamais. Après on pourrait se retrouver avec un canapé plein de poils. Pire encore, des puces !

Jacques Bleumuseau retourna à la maison, en oubliant son parapluie au café.

Il se fit une tasse du chocolat chaud et s’assit à table. Puis il se souvint qu'il n’avait toujours pas goûté de glaces du bonheur. Heureusement, il en restait encore un peu dans le réfrigérateur, au fond de la marmite. Il se servit et revint à table. En grattant distraitement la glace avec une cuillère, Jacques réfléchissait. Il n’avait jamais pensé à se faire inviter chez qui que se soit. Mais maintenant, il était triste. Les gens arrêtèrent de le haïr, mais personne ne l’aima pour autant. Il fut un étranger dans cette ville.

Jacques sortit de sa maison. Sans mettre sont duffle-coat. Il faisait déjà nuit. C’est seulement aujourd'hui que  Jacques remarqua que la nuit, ce furent la lune et les étoiles qui éclairaient le monde. Alors qu’avant il ne remarqua que les lumières de la ville.

Jacques Bleumuseau fut déjà loin quand il remarqua qu’il se déplaçait dans la direction opposée de la ville. Il ferma les yeux et aspira l’air avec ses grandes narines. Cela sentait comme dans son enfance. Des herbes amères et des marécages. Ce fut l’odeur de la maison de sa grand-mère, il lui sembla.
Jaques se pencha et se mit à quatre pattes. Il faisait déjà comme ça quand il fut un louveteau. Il fut agréablement surpris de se sentir très à l'aise de marcher ainsi. Il se souvint aussi que petit, il hurlait à la lune avec ses grands-parents. Seulement maintenant, il ne se souvenait plus à quoi ils ressemblaient. Il essaya de hurler, mais il s’en résulta plutôt un sifflement. Jacques se racla la gorge et essaya de nouveau. Cette fois-ci il y arriva.

– Tiens donc, se dit Jacques, je sens que je commence à me rappeler de quelque chose d’autre.

Et il courut. D’abord, tout doucement, au trot. Puis plus fort, puis au galop. Les herbes et les branches de buissons le fouettaient dans cette course, le vent sifflait dans ses oreilles. Enfin, il se retrouva sur une colline, toute bleue de myrtilles.

Jacques baissa sa tête dans une brousse de myrtilles et se mit à manger les baies. La première fois, depuis son enfance, il mangeait sans couverts, ni serviette et ça lui faisait du bien. Et quand il leva la tête, tout son museau était couvert du jus de myrtilles.

Et puis Jacques Bleumuseau se rappela de tout.

Sa famille appartenait à une race de loups très rare. Ces loups-là vivaient à part et se nourrissaient exclusivement de myrtilles. Mais un jour ses parents décidèrent de déménager en ville, afin que leur fils ait toutes ses chances de réussir sa vie. Ce fut donc la langue des loups aux museaux bleus, que Jacques Bleumuseau parlait couramment et dont personne n’avait jamais entendu parler.

Maintenant, Jacques savait qu'il était parfaitement heureux.

Il se mit debout et regarda la dernière fois la ville lointaine, qui était maintenant clairement visible depuis la colline. Il sourit, puis se remit sur ses quatre pattes et courut à la maison. Dans la forêt des loups aux museaux bleus.



Masha Chammas, 07/06/15

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire